POUR la seconde séance de travail, en plus de Léonova et de Hoover, Brivaux et son assistant Goncelin avaient pris place aux côtés d’Eléa et de Simon.
Brivaux était assis près d’Eléa. Il manipulait un montage compliqué, pas plus grand qu’un cube de margarine et que surmontait un bouquet d’antennes hautes comme le petit doigt et aussi complexes que des antennes d’insectes. Le montage était relié à un pupitre de contrôle placé devant Goncelin. Un câble partait du pupitre vers la cabine de Lanson.
— La troisième guerre a duré une heure, dit Eléa. Puis Enisoraï a eu peur. Nous aussi sans doute. On s’est arrêté. Il y avait 800 millions de morts. Surtout à Enisoraï. La population de Gondawa était moins nombreuse, et bien protégée dans les abris. Mais à la surface de notre continent il ne restait plus rien, et les survivants ne pouvaient pas remonter, à cause des radiations mortelles.
— Des radiations ? Quelles armes avait-on utilisées ?
— Les bombes terrestres.
— Connaissez-vous leur fonctionnement ?
— Non. Coban sait.
— Connaissez-vous leur principe ?
— On les fabriquait avec un métal tiré de la terre et qui brûlait, brisait, et empoisonnait longtemps après le temps de l’explosion.
Voix impersonnelle de la Traductrice :
« J’ai traduit exactement les mots gonda, et cela donne bien ‘‘bombe terrestre’’. Cependant, désormais, je remplacerai ce terme par son équivalent ‘‘bombe atomique’’. »
— Je suis née, dit Eléa, dans la 5e Profondeur. Je suis montée à la Surface pour la première fois lorsque j’avais sept ans, au lendemain de ma Désignation. Je ne pouvais pas y monter tant que je n’avais pas reçu ma clé.
Hoover :
— Mais enfin, qu’est-ce que cette sacrée clé ? A quoi vous sert-elle ?
Voix impersonnelle de la Traductrice :
« Je ne peux pas traduire ‘‘sacrée clé’’. Le mot ‘‘sacré’’ pris dans ce sens particulier n’a pas d’équivalent dans le vocabulaire qui m’a été injecté. »
— Cette machine est un vrai pion ! dit Hoover.
La main droite d’Eléa reposait sur la table, les doigts allongés. Lanson braqua la caméra 2 sur la main, zoom tiré à fond, et agrandit encore l’image au pupitre. La petite pyramide apparut sur le grand écran, et l’emplit. Elle était en or, et, à cette échelle, on pouvait voir que sa surface était striée et entaillée de sillons minuscules et de creux de formes irrégulières et parfois étranges.
— La clé est la clé de tout, dit Eléa. Elle est établie à la naissance de chacun. Toutes les clés ont la même forme, mais elles sont aussi différentes que les individus. L’agencement intérieur de leurs...
Voix impersonnelle de la Traductrice :
— Le dernier mot prononcé ne figure pas dans le vocabulaire qui m’a été injecté. Mais j’y trouve la même consonne que...
— Foutez-nous la paix ! dit Hoover. Dites ce que vous savez, et, pour le reste, ne nous faites plus...
Il se tut, avant de sortir la grossièreté qui lui montait aux lèvres, et termina plus calmement :
— Ne nous faites plus transpirer !
— Je suis une Traductrice, dit la Traductrice, je ne suis pas un hammâm.
Toute la salle s’esclaffa. Hoover sourit et se tourna vers Lukos.
— Je vous félicite, votre fille a de l’esprit, mais elle est un peu casse-machins, non ?
— Elle est méticuleuse, c’est son devoir...
Eléa écoutait, sans chercher à comprendre ces plaisanteries de sauvages qui jouent avec les mots comme les enfants avec les cailloux des plages souterraines. Qu’ils rient, qu’ils pleurent, qu’ils s’irritent, tout cela lui était égal. Il lui était égal aussi de continuer quand on l’en pria. Elle expliqua que la clé portait, inscrits dans sa substance, tout le bagage héréditaire de l’individu et ses caractéristiques physiques et mentales. Elle était envoyée à l’ordinateur central qui la classait, et la modifiait tous les six mois, après un nouvel examen de l’enfant. A sept ans, l’individu était définitif, la clé aussi. Alors avait lieu la Désignation.
— La désignation, qu’est-ce que c’est ? demanda Léonova.
— L’ordinateur central possède toutes les clés, de tous les vivants de Gondawa, et aussi des morts qui ont fait les vivants. Celles que nous portons ne sont que des copies. Chaque jour, l’ordinateur compare entre elles les clés de sept ans. Il connaît tout de tous. Il sait ce que je suis, et aussi ce que je serai. Il trouve parmi les garçons ceux qui sont et qui seront ce qu’il me faut, ce qui me manque, ce dont j’ai besoin et ce que je désire. Et parmi ces garçons il trouve celui pour qui je suis et je serai ce qu’il lui faut, ce qui lui manque, ce dont il a besoin et ce qu’il désire. Alors, il nous désigne l’un à l’autre.
« Le garçon et moi, moi et le garçon, nous sommes comme un caillou qui avait été cassé en deux et dispersé parmi tous les cailloux cassés du monde. L’ordinateur a retrouvé les deux moitiés et les rassemble.
— C’est rationnel, dit Léonova.
— Petit commentaire de la petite fourmi, dit Hoover.
— Laissez-la donc continuer !... Qu’est-ce qu’on en fait, de ces deux gosses ?
Eléa, indifférente, recommença de parler sans regarder personne.
— Ils sont élevés ensemble. Dans la famille de l’un, puis de l’autre, puis dans l’une, puis dans l’autre. Ils prennent ensemble les mêmes goûts, les mêmes habitudes. Ils apprennent ensemble à avoir les mêmes joies. Ils connaissent ensemble comment est le monde, comment est la fille, comment est le garçon. Quand vient le moment où les sexes fleurissent, ils les unissent, et le caillou rassemblé se ressoude et ne fait plus qu’un.
— Superbe ! dit Hoover. Et ça réussit tout le temps ? Votre ordinateur ne se trompe jamais ?
— L’ordinateur ne peut pas se tromper. Parfois un garçon ou une fille change, ou se développe de façon imprévue. Alors les deux morceaux du caillou ne sont plus des moitiés, et ils tombent l’un de l’autre.
— Ils se séparent ?
— Oui.
— Et ceux qui restent ensemble sont très heureux ?
— Tout le monde n’est pas capable d’être heureux. Il y a des couples qui, simplement, ne sont pas malheureux. Il y a ceux qui sont heureux et ceux qui sont très heureux. Et il y en a quelques-uns dont la Désignation a été une réussite absolue, et dont l’union semble avoir commencé au commencement de la vie du monde. Pour ceux-là, le mot bonheur ne suffit pas. Ils sont...
La voix impersonnelle de la Traductrice déclara dans toutes les langues qu’elle connaissait ;
— Il n’y a pas de mot dans votre langue pour traduire le mot qui vient d’être prononcé.
— Vous-même, demanda Hoover, étiez-vous : pas malheureuse, heureuse, très heureuse, ou bien... plus que... machin... inexprimable ?
La voix d’Eléa se figea, devint dure comme du métal.
— Je n’étais pas, dit-elle. NOUS étions...